«The most good you can do», surprises et questions sans réponses

J'ai récemment écouter The most good you can do de Peter Singer. J'avais entendu énormément de bien de Singer. Je l'avais entendu qualifier de philosophe le plus influent actuel. Et je suis extrêmement surpris. Je suis surpris à double titre. Sur la forme et le fond. Plein de choses me surprennent, et j'en fais pas un billet chaque fois. Mais Singer est tenu en admiration par plusieurs personnes que je connais. Et donc j'admet que je m'attendais à autre chose en lisant le livre. Soit j'ai mal compris, et j'espère que ce billet permettra à ces ami-e-s de m'expliquer ce qui m'a étonné. Soit ça me permettra peut-être de leur passer ces remarques[1].

Note

[1] Certes, je pourrai aussi aller aux réunions altruistes efficaces quand je suis à Paris. Mais je pense qu'exposer mes arguments sous forme de billet de blog est bien plus simple pour moi que de discuter et oublier la moitié de mes arguments/questions car on change de sujet.

La forme

Je commence par ce qui me surprend sur la forme, bien que ça ait peut d'importance.

Il est assez exceptionnel que je tente de découvrir un ouvrage de philo. La plupart que j'ai entendu m'ont semblé sans le moindre intérêt, à part peut-être historique. Typiquement, je ne suis pas sûr de comprendre l'intérêt d'écouter les discours de la méthode aujourd'hui, après tous les progrès qu'on fait l'épistémologie. Je dois d'ailleurs reconnaître que jusqu'à présent, l’épistémologie est l'unique domaine de la philo auquel j'ai trouvé un intérêt. Avec Mos good you can do, j'ai eu un souci relativement similaire qu'avec le discours de la méthode. Je reconnais que Singer a influencé beaucoup de gens; et même que j'ai lu pluiseurs de ces personnes. Parfois, ces personnes vont plus loin que Singer dans un axe de réflexion précis. Ce qui fait qu'avec ce livre, je n'avais pas découvert grand chose de neuf. J'espérais vraiment que le livre aille beaucoup plus loin que tous les billets de blogs que j'ai lu, tout comme un livre de math sur les fractals va considérablement plus loin qu'un article de vulgarisation.

Ce qui m’amène à ma deuxième surprise, un livre qui cite des blogueurs et des site webs, ça ne me semble pas être le genre littéraire attendu pour de la philo. Je ne dis pas que c'est mal, non pertinent, ou autre. Juste que c'est assez perturbant. De même que de connaître plusieurs personne qui ont discuté en vrai avec ce philosophe est surprenant.

Le fond

Je m'intéresse maintenant au fond.

Je commencerai par encore un point surprenant. Le mouvement effectif altruiste, 80 000K, et Singer, semblent partir du principe qu'un raisonnement sensé peut influencer les administrations et les politiciens quand ils prennent une décision. Je ne m'attendais honnêtement pas à voir qui que ce soit défendre ce point de vue. Tous les débats que j'ai pu entendre, tous les points de vue que j'ai pu lire, semblent être essentiellement composé de gens répétant en boucle les mêmes arguments. De gens qui ignorent totalement pourquoi l'autre pense différemment. Je n'avais jamais réfléchi au fait qu'il y a un biais très fort dans les débats dont j'entends parler. Ces débats sont ceux où deux côtés opposés s'affrontent. Les décisions qui doivent être prises et où à peu près tout le monde es d'accord ne font pas la une des journaux, ne sont pas relayé sur les réseaux sociaux. Et il y a des tas de décisions faites régulièrement de ce genre. J'imagine et espère que parfois, ces décisions sont influencées par des réflexions sensée moins que par des postures. J'ignore cependant si cet espoir suffit à expliquer la différence entre ce que disent les altruistes efficaces et ce à quoi je m'attendais.

Je peux comprendre le succès de ce philosophe d'une façon excessivement simple. Je n'avais jamais lu un penseur aussi fondamentalement compatible avec le modèle capitaliste. En effet, si tu supposes que «must» a un sens, ça signifie que tu peux quantifier divers états. Tu peux comparer des états entre eux. Par «simplicité» tu peux leur attribuer une valeur en dollars, histoire de dire «pour diminuer de 1 point le risque de devenir aveugle, je suis près à payer N dollars». Et réciproquement, il suppose qu'au delà d'un certain coût, faire du bénévolat est moins intéressant que de donner de l'argent (je reviendrai sur ce point plus tard). Bref, il semble impossible de suivre Most good you can do hors du système capitaliste.

Je suis, en toute honnêteté, incapable de me faire un avis sur ce qui serait un meilleur système économique, plus je me renseigne, plus je comprend que chaque système est extrêmement complexe, et que toutes les tentatives d'implémentations d'un système précis ont échoués. À chaque fois, la théorie prévoyait un certain nombre d'hypothèse pour que le système fonctionne, et ces théories n'ont jamais été appliqués en totalité. Je suis incapable aujourd'hui de comprendre comment quelqu'un peut être persuadé que le système capitaliste/communiste/social-démocrate/anarchiste nous donnerait un monde optimal. Cependant, dans un livre s'intéressant aux plus grand bien qui puisse être fait et qui parle de changement globaux à apporter à certains fonctionnement du monde, je trouve très étrange que la question ne soit pas posé. Ou alors tellement discrètement que je l'ai loupé. La remarque est ultra-classique, et est discuté plusieurs fois par la rubrique future perfect de Vox. Est-il une bonne chose que quelques milliardaires aient autant d'influence sur la manière dont fonctionne le système des œuvres de charités ? Certes, avoir quelques personne pouvant prendre des décisions à grande échelle, afin d'éviter que chaque donneur doive se renseigner en détail sur toutes les charités possible, ça semble intuitivement une bonne idée. Et le sujet a déjà été longuement traité par ailleurs, mais ça serait intéressant de voir comment il inclue cette question dans sa pensée.

Exemple concrets

Je vais prendre deux autres exemples, de cas concrets que singer a donné dans le livre.

Bombardements

Des espions anglais ont réussi à infiltrer les nazis, et leur fournir une mauvaise carte de Londres. Celle-ci permet, en décalant légèrement les coordonnées de Londres, de s'assurer que les missiles tombent sur les faubourgs et non pas sur la ville. Les faubourg étant moins dense, il y a moins de gens qui meurent. Un ministre a refusé cette action, arguant que les anglais ne causerait pas la mort d'autres anglais, qu'ils ne décideraient pas de faire mourir tel personne plutôt que tel autre. Heureusement - dit Singer - le ministre n'a pas été écouté et les pertes ont été limitées. Et il s'arrête là.

J'avais déjà écrit dans un billet sur le problème du trolley, que quand des gens sont choisis totalement au hasard, je partage l'opinion qu'il faut limiter le nombre de décès. Mais là, savoir qui se situe en banlieue et qui se situe dans la capitale me semble loin d'être du hasard. Je n'ai aucune idée de comment était réparti la population entre Londres et sa banlieue dans les années 40 à Londres[1]. Mais je suis à peu près persuadé que, comme aujourd'hui, il y ait de quartiers pauvres et des quartiers riches, il y avait peut-être, comme aujourd'hui, des quartiers avec plus d'étranger. Etc... Au minimum, il y avait des quartiers qui avaient des membres de la famille et des potes des contre-espions ou du ministres, et d'autres où ces proches ne vivaient pas. L'espion qui va fausser les plans nazis devra faire un choix. Certains des choix possibles sont:

  • tuer des proches à lui ou au ministres
  • prévenir ces proches; mais eux aussi ont des proches, etc... et si ça se repends, des espions nazis en Angleterre risquent de le savoir
  • faire bombarder un endroit où il n'a aucun proche, punir ces gens de n'être pas dans le même milieu que lui.

Bien sûr, il peut décider de tirer une pièce, tirer une fléchette sur un plan, de choisir l'endroit qui est littéralement le moins dense (en espérant que les aviateurs nazis ne remarquent pas qu'ils bombardent un lieu extrêmement peu dense). Mais il faut au moins qu'il choisisse de ce tenir à cette règle.

Vu toutes ces questions qui m'arrivent, alors même que je suis loin d'être expert du domaine, je ne comprend pas pourquoi ces questions n'ont même pas été mentionnées. Pire, le ministre anglais est présenté en gros comme quelqu'un ne sachant pas compter et qui place ses principes au dessus de la vie des sujets britanniques. J'ai vaguement l'espoir qu'un ministre pense aux questions qui viennent naturellement au blogueur que je suis. Qu'il les ai pris en compte. La décision du ministre est discutable, mais dans ce chapitre, je n'ai pas vu un ministre mais un homme de paille.

Reins et foi

Singer cite une personne fort riche[2] ayant donné un rein. Visiblement, il y a une chance sur quatre milles de mourir du don d'un rein. Par conséquent, ne pas donner un rein revient à valuer ta vie à quatre milles fois celle d'un inconnu. Visiblement, ça a été très dur, parce les hôpitaux ne sont pas habitués en général à juste recevoir des donneurs de reins, qui ne soient pas décédés ou un proche d'une personne en attente de rein. D'ailleurs, il est encore impossible dans beaucoup d’hôpitaux de juste prendre un rendez-vous et faire un don.

Comme dans le dernier exemple, je pensais vaguement qu'il pouvait y avoir en vrai un certain nombre de points importants non considéré. Par exemple savoir comment sont les personnes qui obtiennent un rein. Si elles ont une chance sur deux de mourir dans le mois, j'imagine qu'on peut considérer que la greffe a échoué, et donc que le chiffre deux milles aurait été plus juste que quatre milles. À moins que le rein ne soit réutilisable. On peut aussi considérer que cette personne, étant déjà relativement connu, et faisant connaître publiquement son nom, gagne en influence, son image s'améliore, donc pourvu qu'il survive, il est plus gagnant que perdant dans ce don; ce qui ne sera pas forcément le cas de chaque donneur futur. Il peut aussi influencer d'autres personnes à donner, par exemple en étant en exemple dans un livre, donc sauver plus de vie. Sinon, dans la plus pur tradition d'altruisme efficace, on peut se demander si le temps de son hospitalisation, il n'aurait pas pu gagner encore plus d'argent, qu'il aurait pu donner et sauver plus de vie. J'ai une assez mauvaise intuition de ce que peut gagner un type qui a une fortune évaluée à 45 millions de dollars (de 2004); mais je peux imaginer que l'hospitalisation lui coûte plus que 3000$ en manque à gagner. Or, un chiffre que j'ai vu circuler plusieurs fois semble indiquer que les vies les moins chères à sauver nécessitent 3000$ (de 2018) pour être sauvées. Bref, il aura sauvé effectivement un habitant venant dans un hôpital plus ou moins proche, mais pas nécessairement sauvé plus de vie.

En discutant de cet exemple avec une amie, celle-ci me fait remarquer qu'il y a un autre argument non considéré encore plus simple. Le nombre de décès de jeune personne aux États-Unis - donc avec en général un rein en bon état - est supérieur au nombre de personne en attente de rein[3]. Autrement dit, un changement de politique, où l'on considère que les décédés sont par défaut des donneurs d'organes, sauverait bien plus de monde.

Général ou particulier

Ce dernier exemple illustre parfaitement un point que je n'ai pas réussi à comprendre dans les propos de Singer. Quand est-ce qu'il choisit de changer le monde, et quand est-ce qu'il propose de changer le lecteur. À la base, donner 10% de ce que tu gagnes à des charités efficaces, donner tout ce que tu peux donner, donner notre rein, c'est des actions que nous pouvons faire nous, directement et relativement facilement. Si je comprend son propos, il espère aussi que ses idées se propagent, comme ça, un maximum de gens font ça, et les charités peuvent sauver énormément de monde. Donc il commence à vouloir avoir une influence sur la société, et pas uniquement sur les individus. Après tout, donner 10%/un rein paraîtra normal si tout le monde autour de nous - ayant un niveau de revenu/une santés correct - le fait aussi.

Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas faire l'étape supplémentaire qui est de lutter pour que le don d'organe soit supposé accepté par défaut, et que les médecins suivent ce changement de loi. Ou bien, au minimum, découvrir les actions les plus efficaces pour convaincre les familles d'accepter de donner les organes de leurs proches décédés.

Ce questionnement est encore plus évident quand il discute «earn to give». Chercher à maximiser son salaire pour donner le maximum. L'argument principal étant que si t'as un excellent salaire, tu peux donner assez pour payer le salaire de deux personnes moins qualifié que toi mais quand même assez compétente pour ce dont la charité a besoin. Et même si le travail a un impact négatif sur le monde, il peut être contrebalancé par l'impact positif de l'argent que tu donnes. D'autant que si tu n'étais pas engagé, quelqu'un de légèrement moins compétent ou de légèrement mieux payé aurait le même boulot ai aurait à peu près le même impact négatif; donc ce que tu dois prendre en compte est juste la différence entre la négativité que tu apportes et celle qu'un autre aurait apporté[4]. Et dans le pire des cas, si le mal est tellement énorme que le salaire donné aux charités ne le contrebalance pas, alors tu peux démissionner et parler aux journaux, ta démission prouvera que tu es sérieux bien plus que tu n'aurais pu le faire en ayant toujours été dans des associations caritatives.

Il faut noter par ailleur que «earn to give» est une borne minimale du bien que tu peux faire, des personnes avec des compétences précises peuvent faire énormément mieux en influençant les décisions importantes prises par des administrations/gouvernements/ONG. Ou bien peuvent développer une technologie sauvant des vies/améliorant la qualité de vie.

Je n'ai pas tellement de doute que l'argument «earn to give est la borne minimal du bien que vous pouvez faire» se tient à l'échelle de l'individu. Si j'avais eu ces pensées par moi même, et pas de moyen de propager d'idées nouvelles, alors ça peut être localement mon action optimale. Par contre, imaginons que les idées de Singer se rependent, et qu'une proportion importante de gens pouvant prétendre à un haut salaire l'écoute. Disons 10% de ces gens. Changer le marché de l'emploi en retirant ou ajoutant 10% d'employé potentiels est un impact économique énorme. J'aimerai bien que ce livre considère la question suivante. Est-ce que ce conseil de earn-to-give passe à l'échelle. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où les charités sont limités, et où le mal fait globalement et plus fort que le bien (désolé si c'est trop manichéen). Il y a au moins un argument évident qui me fait penser que c'est le cas; beaucoup d'articles que je lis expliquent que beaucoup de charités ne passent pas à l'échelle. Je prend l'exemple que je connais le mieux, des interventions en classes contre les LGBTphobies. Si l'association où j'ai été bénévole pendant 6 ans voyait sa dotation multiplié par 10, on n'aurait pas forcément moyen de faire 10 fois mieux. On aurait pas 10 fois plus de bénévole. Le/la service civique étant payé par la mairie, si je me souviens bien, on ne peut pas en engager 10, il faudrait engager des salariés, ce qui demande bien plus d'argent par personne, etc... On peut augmenter la communication qu'on fait vers les lycées pour les convaincre de nous faire venir; on pourrait potentiellement améliorer techniquement la vidéo montrer aux élèves. Pour des exemples plus importants, la charité la plus emblématique de l'altruisme efficace, c'est d'apporter des moustiquaires avec un insecticide pour lutter contre la malaria. Ils n'ont toujours pas assez de sous pour avoir apporter des moustiquaires partout où elles sont utiles. Mais il y a bien un moment où il n'y aura plus besoin de nouvelles moustiquaires. La charité la plus efficace sera une autre charité, et le prix à payer pour sauver une vie sera de plus en plus élevé.

Conclusion

Bref, comme j'ai déjà dit, je suis extrêmement surpris. Parce que tout ce que je peux dire là, juste en ayant un livre et quelques postes de blogs, c'est des réflexion qu'il a forcément été eue par un philosophe ayant passé une grande partie de sa vie à considérer ces questions. Ce livre est adressé au grand public et veut changer considérablement la manière actuelle de faire la charité. Je ne sais pas ce que veut dire le fait qu'il ait décidé de ne pas répondre à ces questions, ni même de les mentionner, mais ça m'inquiète beaucoup. D'autant que pour être honnête, j'ai pas tellement d'idée d'où me tourner pour avoir ces réponses, ni même si quelqu'un les a.

Notes

[1] vu que j'écris un billet de blog et pas un livre, je me permet de ne pas me renseigner.

[2] À titre d'illustration, il a donné 45 millions de dollars en 2004. Ça donne une borne minimale sur sa fortune.

[3] Elle a du chercher sur internet pour vérifier son intuition, elle ne connaît pas ces chiffres par cœur, ce qui, honnêtement, me semble très rassurant.

[4] Je tiens à prendre deux autre point en compte. Tu peux faire du sabotage de l'intérieur, si c'est assez discret ça prendra un moment à se voir. Par exemple en organisant des tonnes de réunions inutile qui freinent les projets. Et si c'est un travail dangereux, comme une usine de produit super polluant, cancérigène, tu peux un peu plus facilement argumenter depuis l'intérieur qu'il faut augmenter les mesures de protection/éviter les accidents.

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