Merci

Un des mots qui m'effraye le plus ces derniers temps, c'est «merci».

Pas pour:
«Tu peux me passer le sel, s'il te plait ?
-Voilà
-Merci.»

Parce que je vis seul, et partant de là, il faut toujours tout faire ici.

Encore moins un merci d'un combat de chevalier, je ne suis pas assez investi dans mes cours d'escrime ancienne pour en avoir eu besoin.

C'est plutôt des mercis réflexes et contradictoire du style:
«Tiens, je te rend ton livre.
-Merci.
-Pourquoi tu me remercies ? C'est moi qui te remercie pour m'avoir prêté quelque chose pendant un certains temps.»

Je remarque que je suis souvent remercié pour des choses pour lesquels je ne devrai pas l'être. Parce que souvent, j'ai eu l'impression que ça impliquait que ce pour quoi on me remerciait n'avait pas toujours été obtenu.

Ainsi, je connais une personne gender-fluid, avec qui je suis ami, qui souhaite ne pas être genré. C'est à dire que quand on lui parle, rien n'indique ni masculin ni féminin. Il parait qu'on s'habitue à l'oral, qu'au bout d'un moment on n'y pense plus. Mais pour l'instant, vérifier que les e des adjectifs ne s'entendent pas au féminin, donc que la prononciation de l'adjectif est neutre, c'est dur.

Ceci dit, nous sommes amis[1], donc ça me semble naturel pour son amitié d'acceder à son désir. Je pourrais certes dire que c'est trop complexe, que c'est n'importe quoi, mais quel ami serai-je ? Donc je trouve inquiétant que cette personne[2] me remercie[3]. Mais je suis remercié et tout d'un coup je réalise que c'est aussi parce que peu de personne font cet effort. Je sais bien, je connais suffisament le monde pour savoir que la plupart des gens en ont rien à faire, vont dire que c'est une excentricité, que c'est n'importe quoi. Voir vont entendre la demande et l'oublier, ne la prenant pas au sérieux ou ne se reconnaissant pas la personne à leurs prochaines rencontre. Ou encore un prof considérera que ça ne le regarde pas et gardera le genre et nom marqué sur la liste des étudiants.

Et tout d'un coup, je réalise que le merci, par contraste, montre quelque chose d'extrémement négatif, et qui m'attriste pour l'être à qui je parle.


Un autre exemple. Hier soir, je discutais avec quelques personnes, dont un chanteur et une spectratrice. Une chanson, par ailleurs fort drôle, parlait de régime. Proposant une solution fort simple pour manger deux kilos de viande sans prendre un gramme: Il suffit d'se manger un bras. Il avait regardé cette spectatrice en disant ça.

Au bar, la spectatrice, lui demande pourquoi il la regardait en disant ça. J'étais assis à 2 places d'elle, et je me permet de faire remarque que si quelqu'un avait besoin de régime, c'était moi bien avant elle.

Il explique que c'est les femmes qui parlent sans arrêt de faire un régime. Que le régime est un problème de femme. Je répond ce que tout bon-ne féministe - ce que je suis pas - aurait répondu. Que ça serait plutôt un problème de partiarchie, qu'on arrête pas de juger les femmes sur leur physique, le leur rappeler. Ce sûr quoi, simultanément, elle me dit merci, et il me dit que je parle de la cause, lui juste du fait[4].

Et ce merci m'inquiète. Déjà, car en fait, elle me remercie pour quelque chose que je ne fais pas pour elle. Pas spécialement pour elle en tout cas. C'est un réflexe d'intervenant contre le sexisme qui revient naturellement. D'ailleurs, si ça la concerne et qu'elle est d'accord, elle aurait pu le dire et je parle à sa place sur un sujet qui la concerne. Et puis vu la manière dont elle remerciait, elle semblait soulager, je suppose que c'est quelque chose qui arrive régulièrement. Et ce «merci» m'inquiète.


Un dernier exemple, restons sur les interventions. Il m'arrive de me faire remercier pour les faires et pour en parler. Ainsi, à force d'en parler, je sais qu'une fille à rejoint SOS Homophobie pour en faire, un prof en a entendu parler grâce à moi et m'a demandé comment en faire faire, et j'espère que ça a pu être fait. Et de manière plus général, des gens me remercient car c'est intéressant. Ça me va très bien, c'est pour ça que j'en parle[5].

De même, souvent, prof, infirmière, cpe, nous remercient d'être venus. Parfois les élèves aussi. Le plus valorisant étant quand un élève qui a été en désaccord avec moi tout le long de la séance vient nous dire bravo d'avoir le courage de faire ce qu'on fait. Et nous remercier. Je suppose que c'est un merci d'avoir écouté sans juger, d'avoir tenu compte de ses arguments et répondu en expliquant et sans argument d'autorité. En acceptant aussi de ne pas être d'accord et d'admettre qu'il reste libre de penser ce qu'il veut, même si ça nous semble faux. Je suppose, car sinon, je vois pas trop de quoi il remercie.

Mais parfois notre responsable, ou des élus de l'associations, me remercient. En particulier, j'ai la chance d'avoir un emploi du temps assez flexible, de pouvoir être libre assez facilement en dehors de mes heures de cours. Donc j'ai souvent pu dépanner des jours où sinon il n'y avait personne, ou alors ou il n'y avait qu'un seul autre intervenant. Il se trouve en plus que j'intervient beaucoup. Donc j'ai pu être remercié par ces personnes pour avoir dépanner, pour faire tant pour eux...

Et ça fait trois ans que ça me met mal à l'aise. Parce que justement, je ne le fais pas pour eux. Malgré toute l'amitié et la sympathie que je porte à nos responsables successifs, je ne suis jamais intervenu pour eux. J'interviens pour les élèves. Je veux qu'ils aient les IMS, par moi ou par d'autres, l'important c'est que ce sujet ait été abordé. Donc il n'y a absolument aucune raison que ces gens là me remercient. Et même si c'est sûrement poli, pour moi, leurs merci traduit une pensée qui est loin de la mienne et qui me gène.

Je m'explique: Si j'ai apporté des cookie ou une quiche aux formations entre intervenants, c'est pour eux, là le merci me va très bien. Mais si je fais des IMS, et qu'ils me disent merci, ça sous-entend que je fais ça pour eux. Que je leur rend un service. Que j'avais fait un effort pour leur faire plaisir, pour les aider. Et je trouve que c'est totalement injustifié, c'est un compliment non mérité. Voir que je leur rend un service. Et ça me ferait peur qu'on pense qu'on me doive un service, ou un traitement particulier car j'ai fait tant, ou car j'ai pu être libre au bon moment. Parce que j'ai peur que ça puisse fausser les rapports et la perception de l'autre.


Merci de m'avoir lu.

Notes

[1] Et là je suis content que le masculin l'emporte, donc cet adjectif indique mon genre à moi

[2] Je triche avec le mot «personne». Dans la vraie vie je triche aussi en utilisant son nom, mais je n'aime pas mettre de nom sur ce blog.

[3] Ou plutôt me remercie d'essayer, parce que parfois je fais des gaffes: J'ai par exemple dit «tu est plus grand/e que moi». Alors que j'aurai pu dire que sa taille est plus grande, que sa tête arrive plus haute, etc...

[4] Et là je manque de réparti pour signaler que pourtant, il est lui même en partie la cause, avec son comportement. Aussi bonne soit ses chansons par ailleurs, et j'admire vraiment ce chanteur.

[5] Même si c'est vexant d'entendre que c'est le truc le plus intéressant que j'ai écrit de la part d'un ami qui a lu ma pièce de théâtre et vu mon one-man.

Commentaires

1. Le mercredi 22 avril 2015, 10:44 par Typhon

« ça sous-entend que je fais ça pour eux. »

Non. Quelle drôle d'idée. On ne devrait remercier les gens que si ces derniers cherchaient directement à vous rendre service ?

2. Le mercredi 22 avril 2015, 11:32 par Subbak

Je pense que le "merci" sur ta remarque sur la patriarchie, ou sur les IMS, ça se traduit par "merci de t'être mis en avant pour quelque chose auquel je crois, alors que j'aurais aussi pu le faire et t'éviter cette peine. Par la même occasion, je signale que même si tu as agi seul, je te soutiens (au moins moralement)"

Alors oui, c'est un peu déprimant que des trucs aussi basiques ne soient pas automatiques et soient gratifiés d'un merci, mais honnêtement comment aurais-tu réagi dans le cas de la remarque sexiste si la spectatrice ne t'avait pas remercié, et que le chanteur était parti sur la défensive ? Tu te serais senti isolé, et tu aurais été moins susceptible d'intervenir ensuite. Enfin toi peut-être pas, mais une personne lambda sûrement. Du coup ce merci a clairement un rôle utile.

3. Le mercredi 22 avril 2015, 15:28 par Athreeren

"Et là je suis content que le masculin l'emporte, donc cet adjectif indique mon genre à moi"
Quand on sort du genre binaire, il y a de grandes questions de grammaire qui se posent. Ici, je pense que n'importe quel genre l'emporte sur le neutre, et une personne de genre féminin écrirait "nous sommes amies". Mais l'avis d'un linguiste (choisi au hasard dans le public) serait utile.

Ce que tu dis par rapport au fait qu'il existe des structures neutres est le sujet d'un article que j'ai commencé il y a un an et n'ai jamais pris le temps de finir (peut-être un jour). Mais en gros, ne serait-il pas plus simple pour la personne gender-fluid (il n'y a pas de terme français pour ça ?) d'utiliser le masculin en tant que neutre, plutôt que d'imposer une gymnastique mentale à tous ses interlocuteurs, ou d'utiliser systématiquement toutes les marques de genres possibles* ? Note que j'ai dit "la personne gender-fluid", je reconnait que pour les pronoms personnels, je ne suis pas à l'aise de choisir un genre. Mais pour les accords, je ne vois pas le problème.

"D'ailleurs, si ça la concerne et qu'elle est d'accord, elle aurait pu le dire et je parle à sa place sur un sujet qui la concerne."
Justement, pour cette raison, il paraît que c'est mal vu de dire ce genre de chose: http://www.tor.com/blogs/2015/02/ag... (la discussion entre What's In A Name et Aeryl). J'avoue pour ma part avoir du mal à comprendre le raisonnement.

* Comme quand tu écris "tout bon-ne féministe", qui devrait être "tout-e bon-ne féministe", et c'est bien pour ça que je suis contre : c'est compliqué, ça n'a pas de justification et ça rend la lecture moins fluide.

4. Le jeudi 23 avril 2015, 00:22 par Arthur Milchior

@Typhon

J'ai peu d'idée de merci qui sont dit sur des trucs qui nous rendent pas service. 

@Subbak. 

Merci de ton soutien :)

Et t'as raison sur un point, c'est rassurant d'être soutenu.

@Athreeren.

Je vois pas trop le rapport avec ton lien, mais la page est énorme, je lirai peut-être quand je serai éveillé.

En fait, le problème de «parler à la place de», y a un exemple tout bête. Quand pour parler du racisme, t'interview Guy Bedos. Il connait peut-être le sujet, mais pas directement, alors qu'il y a des tas de gens compétent qui peuvent témoigner et qui ont un intérêt direct dans la question. Bedos veut peut-être bien faire, mais quand c'est lui qui passe à la télé, c'est pas quelqu'un de directement concerné, et ça réinvisibilise ceux dont il prétend parler. De manière plus générale, si elle n'était pas d'accord avec moi, et on aura sûrement des points de désaccord si la discussion allait en profondeur, ben, ça complexifiera encore les choses pour ce pauvre chanteur, qui va dire, c'est compliqué. Donc il vaut mieux à un moment donné un seul point de vue, et de préférence de celui/celle qui sait vraiment de quoi il parle, c'est à dire: pas moi. 

De manière encore plus générale, même si j'avais raison, pour une définition de «raison» qui reste à définir. Si c'est moi qui lui impose ma raison sur comment ne pas imposer de contrainte à tel personnes... y a une contradiction intrinsèque. 

5. Le lundi 27 avril 2015, 01:35 par LCF

"si je fais des IMS, et qu'ils me disent merci, ça sous-entend que je fais ça pour eux. Que je leur rend un service. Que j'avais fait un effort pour leur faire plaisir, pour les aider. Et je trouve que c'est totalement injustifié, c'est un compliment non mérité."
Quand tu lutte contre l'homophobie, tu rends service à toute l'humanité. Je suppose que les autres situations sont du même genre (Hohoho!), et que tu ne te rends pas compte du bien commun.

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