Performer la personne safe
Par Arthur Milchior le jeudi 20 juin 2024, 03:14 - Lien permanent
Je sais performer le rôle de personne safe. Être conscient de ce que je fais, et obtenir des résultats cools, me donne une grosse sensation d'hypocrisie.
Déjà, qu'est-ce que je veux dire par "safe". Je crois que le terme est trompeur, et qu'il ne peut pas exister de comportement qui soit "safe" pour tout le monde. Ce qui rassurerait quelqu'un irriterait tout aussi légitimement quelqu'un d'autre. Alors que je n'irai pas toucher quelqu'un sans demander la permission en lieu queer, dans certains bar gay où les gens sont à poil, parler est mal vu et le coté primal et gestuel est de norme.
Par "safe", dans ce billet, je désigne ce qui est attendu d'une personne pour être bien vu dans les milieux queer/poly/shibari que j'ai la chance de fréquenter. Mon expérience est principalement parisienne, mais le comportement attendu ne semblait pas trop différents quand j'étais en vacances et que j'ai fréquenté des lieux queers kinky à NY, San Francisco, Anvers ou Berlin. Une façon de se comporter qui montre parfois plus qu'on connaît les règles de ce milieu kinky-queer, et qui ne prouve pas que la personne en question soit sans danger. Ce que j'ai vu dénoncer dans diverses pancartes féministes avec des slogans comme "il écoute Les Couilles sur la Table et il te coupe la parole" ou "Il connait les dernières théorie féministes, mais est-ce qu'il fait la vaisselle?"[1]. Mais je connais pas mieux comme façon de décrire ce dont je vais parler.
Divers types de comportements
J'ai une petite typologie de comportement safe. Je vais tenter de donner un exemple pour chaque comportement, et pourquoi, souvent, ça me gène légèrement de les performer.
Des comportements dont je comprend l'intérêt
Un exemple de comportement que j'ai, quasi-systématiquement, avec tous mes nouveau partenaire de shibari, c'est leur montrer une paire de ciseau de sûreté, en commentant "mes ciseaux de suretés sont là"[2].
Rien que cette action me semble hypocrite. Parce que mon modèle n'a jamais besoin de savoir où se trouve les ciseau de sûretés. Le seul cas où ça pourrait être utile, c'est si, moi, je suis inconscient, et que quelqu'un qui est pas loin doit intervenir mais ne peut/sait pas détacher les cordes. Le modèle peut alors lui indiquer les ciseaux. Sauf que, chez moi, c'est rare qu'on soit bien plus que deux. Et en jam de shibari, y a déjà des ciseaux accrochés aux murs ou avec les organisateurices.
Les vrais avantages de ce comportement sont:
- ça me force à vérifier que je sais où sont mes ciseaux AVANT d'en avoir besoin,
- ça donne à mes modèles, certain·e·s qui n'ont pas beaucoup d'expérience, l'habitude de demander à leurs futur·e·s riggeurses où sont leur ciseaux. Et iels pourront détecter un red-flag si la personne n'a pas de quoi assurer la sûreté de læ modèle,
- ça permet de communiquer au modèle que, en cas d'urgence, on peut couper la corde. Ce qui, si nécessaire, pourrait permettre de le rassurer s'iel panique.
- aussi, implicitement, ça permet de signaler qu'il est envisageable que ça soit pas agréable et qu'il faille agir en urgence. C'est rare, mais même si on diminue le risque, le risque existe toujours.
- et finalement, et c'est le seul point de cette liste où je me sens réellement hypocrite, ça montre au model que je suis quelqu'un qui tente de diminuer les risques.
Après tout, je pourrai bien mettre un bandeau sur les yeux de mon modèle, jamais lui montrer les ciseaux. Les garder dans la poche avant de mon sac-à-dos (là où ils sont pratiquement toujours, facilement accessible), le modèle serait pas réalistiquement plus en danger avec moi. Peut être que le model penserait pas aux ciseau avec ses prochains partenaires, mais c'est quand même paternaliste de tenter de lui dire comment iel devra se comporter en faisant du shibari avec autrui. Et je pourrai toujours læ rassurer en cas de crise de panique, lui disant que je prend les ciseau, si ceci arrive, et ne pas parler de découper des cordes le reste du temps.
Un comportement dont je ne vois pas l'intérêt
Certains comportements "safe" m'ont laissé perplexes. Après un café poly, je me souviens être dans un groupe, où, a un moment, des gens voulaient des câlins. Et donc, petit à petit, chaque personne demandaient si elle pouvaient rejoindre le cercle[3] de gens qui se câlinaient. Et chaque personne étant déjà dans le câlin répondaient oui. Avec une douzaine de personne, on a donc eu 12 demandes et 78 "oui". Il me semblait très clair qu'on aurait jamais d'autre chose que des "oui". Je n'avais pas forcément envie de câliner les 11 autres personnes. Certaines m'étaient encore quasiment inconnues, et leur câlin m'était indifférent. Mais, ni moi, ni aucune autre personne présente, n'allait interdire à qui que ce soit de rejoindre ce gros cercle où, dans le meilleur des cas, tes bras devaient enlacer 4 personnes aléatoires.
Aujourd'hui, je ne sais toujours pas si ce processus rassurait réellement qui que ce soit dans le cercle. À part pour donner un sentiment d'ingroupe, pour montrer qu'on parle tous le même language qui est pas le langage des gens extérieurs qui se fichent du consentement des autres.
Il est aussi possible que cet exemple soit LA preuve que je suis pas vraiment safe et que c'est juste un rôle que je joue. Je suis littéralement à une position où je ne peux pas me prononcer.
Montrer à mon partenaire que je ne m'attend pas à avoir sa confiance
Quand je joue avec des partenaires et qu'on garde des souvenirs photographiques, je demande toujours à mon modèle/maso où se trouve son téléphone. Presque tous les smartphones permettent de prendre des photos sans le déverrouiller, je peux donc læ photographier sans avoir besoin de connaître son code
En pratique, la personne qui est prise en photo n'est pas plus safe quand j'ai pris son téléphone que si j'avais pris le mien. En effet, je n'aurai jamais publié ou partager la photo sans son accord. La différence principale n'est donc pas d'assurer que mon partenaire soit safe, c'est de lui démontrer qu'iel est safe. Iel pourra effacer la photo, iel pourra l'envoyer à qui iel veut. La mettre sur ses réseaux ou non. Alors que si j'avais utilisé mon téléphone, iel n'aurait pas de certitude de ce que je fais de l'image.
Très souvent, la personne m'autorise à prendre des photos sur mon téléphone. Parce que je sais où est le mien, que j'ai les mains libre, que je verrai pas ses notifications ou pour tout un tas d'autres raisons. Ce que ça indique, au moins, c'est que ce partenaire me fait confiance avec son image[4].
Finalement, j'ai l'impression qu'en indiquant à mon partenaire du moment qu'iel n'a pas à me faire confiance, je lui demande implicitement s'iel veut me faire confiance, ou préfère me donner la difficulté supplémentaire d'utiliser un appareil auquel je ne suis pas habitué et qui est rangé je ne sais pas où. Ou alors, dans le pire des cas, si la personne a déjà eu des problèmes, par exemple avec du revenge porn, je suis surtout en train de lui montrer "tu vois, je suis pas comme ce connard qui t'as pas respecté", que de réellement rendre la situation plus safe.
Le seul cas où, finalement, je peux dire que demander aux modèles leurs téléphones pour les prendre en photo serait potentiellement plus safe, c'est parce que ça montre l'exemple, et ça donne moins d'excuses aux abuseurs de prendre pour prendre des photos sur leurs téléphones à eux. Je ne suis pas vraiment plus à l'aise avec l'idée que la seule raison pour laquelle ça serait okay de jouer le rôle de la personne safe, sans réellement améliorer la sécurité de la personne, soit pour être un bon exemple pour d'autre gens. Dis comme ça, c'est quand même super prétentieux.
Un comportement qui me vient naturellement
Parfois, j'ai envie de faire une pratique. Disons du shibari. Et je demande à un partenaire s'iel voudrait être attaché·e. Quand celleux-ci me répondent des trucs comme "pourquoi pas", ou "okay". Et je leur re demande la question en leur demandant s'iels ont vraiment envie. J'explique que je préfère un "Volontiers" qui trahissent de l'enthousiasme. S'iels sont indifférent, c'est pas la peine de le faire pour moi.
Quand je leur pose ma question, quand je leur parle d'enthousiasme, on dirait que je tente d'appliquer trop littéralement la règle de "vérifie le consentement enthousiaste de tes partenaires". Que non seulement je performe le rôle d'être safe, mais que je les force à jouer leur parts. Et ça me frustre, parce que, honnêtement, je m'en fiche qu'iels remplissent bien le rôle de la personne safe ou pas. Simplement, j'ai vraiment envie de voir que les masochistes et les modèles avec qui je jouent s'éclatent. J'ai attaché plus d'une dizaine de personnes en 2024. La plupart semblent avoir encore envie de se faire attacher par moi. Si quelqu'un n'a pas envie d'être attaché, je ne ressens pas le besoin d'attacher une personne de plus, et je pourrai certainement trouver un·e autre model. Pareillement avec la plupart des pratiques sur des masochistes, le seul plaisir que j'en retire, c'est la compersion, soit envers ce que ressens læ maso à qui je fais du bien, soit parce que je vois des spectateurices dans le club apprécié la performance[5]. Si mon partenaire n'a pas un désir de pratiquer ce que je propose, ça n'a absolument aucun intérêt pour moi.
Je ne vois qu'une exception à ce consentement enthousiaste. Quand je décide de prendre un cours et apprendre de nouvelles pratiques. Dans ces cas là, je ne m'attend pas à l'enthousiaste de mon partenaire. J'attend juste qu'iel accepte de passer du temps avec moi à ce cours. J'espère, autant que possible, que le partenaire s'amuse et trouve le cours intéressant. Mais, pour être honnête, la majorité des cours que j'ai pris dans le milieu BDSM commence par pleins d'avertissements, d'explications sur tout ce qu'il ne faut pas faire, comment entretenir ou préparer le matériel. Parfois le cours demande de refaire un mouvement de base encore et encore. Honnêtement, la plupart des cours sont super ennuyeux. Cet ennuy doit être exacerbé si tu n'es pas la personne qui pratique. Souvent, même si le cours est ennuyeux, il est super utile. Les avertissements, les précautions, sont importantes. Je suis content que les profs prennent le temps d'enseigner tout ça. Mais, je ne peux honnêtement pas demander à mes partenaires d'être enthousiaste à passer 3 heures avec moi dans une salle de cours pour jouer une demi heure au total. Pire, pour jouer avec moi, débutant, qui fait mal son mouvement car je le pratique pour la première fois.
Le pire, c'est que ça marche.
Mon premier souvenir où je me suis rendu compte que je profitais d'avoir joué ce rôle de personne safe, c'était avec une pote, que j'avais invité chez moi. Je lui ai demandé si iel voulait que je l'attache. Iel a dit non, donc je suis passé à autre chose et on a continué de discuter. Et ça l'a tellement surpris que j'insiste pas, que je respecte son refus et que on parle comme ami·e·s, que plus tard, iel a eu l'envie qu'on couche ensemble. Je suis souvent ravi de coucher avec des potes, c'est la plupart du temps très agréable, et je n'ai pas de regret à ce qu'on ait été intimes quelques mois. Mais quelque part, si "respecter le refus de l'autre personne" a pour conséquence de coucher avec l'autre personne, et que ça m'arrive suffisamment souvent pour que, quand quelqu'un refuse qu'on joue ensemble, je me dise qu'il y a une probabilité non négligeable pour qu'on finisse quand même par jouer ensemble moins d'un an après, est-ce que je ne suis pas en train de juste rentrer dans ce concept si problématique de friend-zone ?
J'ai envie de dire que non, parce que j'apprécie réellement pleins de gens, et que quand on se parle, c'est pas dans le but d'espérer qu'ils changent d'avis. Ceci dit, la nuance est uniquement dans ma tête. Du point de vue des potes avec qui je finis par pratiquer, je ne suis pas certain que la différence soit tellement visible, le jour où iels me proposent de faire du SM ensemble et que je dis oui immédiatement.
Notes
[1] Je vis seul, je fais la vaisselle. C'est même pas une question de partage des tache, c'est une question d'avoir de la vaisselle propre.
[2] Souvent, je rajoute à ma phrase «c'est plus par précaution qu'autre chose, je ne m'en suis pas servi depuis longtemps». Sauf que, le week-end dernier j'ai du couper une corde qui était attaché trop fortement aux cheveux de ma partenaire. Et c'était soit la corde, soit ces cheveux, on a préféré la corde.
[3] Le "disque" pour être mathématiquement plus exact
[4] Ou, plus rarement, n'a rien à faire de son image.
[5] Certes, en vrai, c'est arrivé que deux fois en 2023. Et une seule fois où j'étais le "top".