Je n'aime pas noter les étudiants
Par Arthur Milchior le mercredi 20 janvier 2016, 00:49 - Enseignement - Lien permanent
Je me demandais récemment: Y a t-il un jour où on arrete de se sentir coupable de donner des mauvaises notes aux étudiants qui ont vraiment essayé ?
En effet, j'ai été moniteur pendant 3 ans, je suis maintenant ATER. En gros, ça veut dire que je dirige des travaux pratique (programmation sur ordi) ou dirigé (exercice papier), que je surveille des examens, que j'organise et notes des interros et participe à des soutenances de projets.
En vrai, je ne comprend pas pourquoi on note, autrement dit pourquoi on se limite à enseigner ce qui est noté, laissant un peu de côté ce qui est indispensable et pas évaluable. Mais admettons qu'il faille noter. Je ne comprend pas comment on peut à la fois noter et enseigner.
Noter pour voir la progression, voir ce qui a été compris et ce qui doit être revu, à la limite. Donner une note, qui compte, qui peut faire rater un semestre, ça me donne une position de pouvoir qui me semble contradictoire avec la notion d'enseignement. D'abord, très égoistement, car je vis l'échec de mes étudiants comme un échec personnel. Donc que j'ai l'impression de me donner une mauvaise note à moi-même. Que j'ai donc l'envie de «me» donner des points et que je dois lutter contre moi-même pour être objectif - ou si la notion d'objectivité d'une note n'a pas de sens, disons, lutter pour rester fidèle au barême.
Et puis, si je suis le «méchant» qui donne des mauvaises notes, comment les étudiants pourraient se sentir à l'aise avec moi ? Sans être à l'aise, comment poser librement les questions quand on ne comprend pas ?
Une digression. Quand j'étais petit, je voulais faire Géo Trouvetou. Ça à l'air extraordinaire de pouvoir faire ce qu'on veut. Fantomiald[1] était un héros. Mais en fait, la seul raison pour laquelle il est puissant, c'est grâce aux créations de Géo Trouvetou. C'est lui le vrai héros. Je pourrai probablement en dire presque autant de Batman ou de James Bond, mais que voulez vous, j'ai mes références.
Finalement, je ne crée rien, à part des théorèmes. C'est loin d'être aussi cool que ce que fait Géo. Il m'arrive d'expliquer pourquoi j'ai préféré la recherche à l'ingénieurie par la raison suivante. Si je construisais des trucs, ça pourrait casser, ça pourrait échouer, ça pourrait aller mal. Ça pourrait causer des accidents, graves, ça pourrait potentiellement tuer. Je ne m'imagine même pas travailler sur un objet avec des petites pièces sans imaginer un enfant s'étouffant avec. Et si au contraire mon travail est d'éviter les accidents, alors je crois que j'aurai toujours la peur de m'être trompé et ne pas avoir empêché un accident qui aurait pu être évité. D'autant que je ne suis pas perfectionniste.
Il parait que Alt-Ergo est/était utilisé par Dassault aviation. Ce n'est pas un secret, je suppose, vu que ça se trouve sur le site de mon université. J'ai travaillé sur Alt-Ergo. Dassault fait, entre autre, des avions militaires. Ignorons le fait que mon code n'ait jamais été intégré à la version public de alt-ergo. J'ai donc bossé pour la sureté d'avions militaires. Donc protégeant les vies de soldats. Et risquant par la même celle de cible de soldats. Sans être bien certain qu'il faille viser ces cibles[2]. Et c'est quelque chose qui me travaille pas mal, je ne sais pas comment font les soldats, mais je ne suis pas soldat, n'ait pas été formé comme tel, et n'en ai aucune envie.
En vrai, payer mes impots permet de payer les soldats. Dans les centaines d'étudiants que je forme/formerai, il est peu probable que jamais aucun ne rejoigne ni l'armée, ni un de ces sous-traitants. Donc quelque part, mon mal-aise est hypocrite. J'étais mal à l'aise car pour la première fois, je voyais un début de lien direct. Et pourtant, j'avais une encore plus grande dissonnance cognitive, puisque je n'avais pas l'impression, dans mon bureau climatisé du campus d'Orsay, au milieu de l'été dans un coin vert, devant un ordinateur affichant du code OCaml, de faire quoi que ce soit qui pose des question éthiques. Je cherchais juste à comprendre comment trouver dans un ensemble de termes certains qui ressemblent à un terme précis. Je faisais juste mumuse avec de la logique du premier ordre, un sujet que j'aime toujours beaucoup. Et puis, aussi, c'est pas utilisé que par Dassault, donc ça peut vraiment servir à protéger d'autres vies. Je n'ai donc pas abandonné mon stage. Mais je me suis dit que j'éviterai quand même de me remettre dans une position qui me met si mal à l'aise.
En passant, je refuse de m'auto-excuser en me disant que je ne suis responsable de rien. En disant que je ne donne aucun ordre militaire, que je n'appuye sur aucun bouton causant un tir. Cette excuse me parait trop simple. Si je l'accepte, alors je ne vois pas pourquoi ne pas accepter n'importe quel autre excuse.
La digression est longue, mais il y a un rapport avec le sujet du billet, la notation.
Dans un monde idéal, un étudiant peut rater son année sans que ça prête à conséquence pour lui. Certes, ça coutera à l'université puisqu'il sera là un an de plus. Mais s'il n'a aucune raison d'être stressé, je me dis qu'il y a peut-être des chances qu'il réussisse mieux, donc qu'en fait, ça coûte moins, à la fin, à l'université.
Dans un monde idéal, je disais. Parce que je sais très bien qu'un étudiant ne peut pas toujours se permettre de rater son année. Prêt étudiant, bourse selon critère de réussite, étudiant étranger dont le renouvellement de permis est conditionné à la réussite des études... Ou simplement pas de bourse et pas assez d'argent pour continuer de ne pas travailler. Je ne connais pas la vie de mes étudiants, je ne VEUX pas la connaître[3], mais statistiquement, je dois avoir des étudiants dans un de ces cas. En tant que je leur donne une mauvaise note, je risque donc d'entraîner de sérieuse répercussion sur sa vie. J'ai mis un 4 la dernière fois que j'ai noté. J'ai déjà mis des 0, et pas forcément à des copies vierges, ni à des tricheurs. Et j'ai ça en tête quand je le fais.
Certes, ce n'est pas moi qui ait décidé que le système de bourse fonctionne mal, qu'il faille bosser quand sa famille est trop pauvre pour payer toutes ces études plus la résidence, ce n'est pas moi qui ait décidé qu'il n'y ait pas assez de résidence étudiante, et ce n'est certainement pas moi qui ait voulu des conditions injuste pour permettre aux étrangers de rester sur le territoire. Donc je pourrai me dire que je ne fais que mon boulot, et que s'il y a des conséquences négatives, c'est malheureux, je suis contre, mais ce n'est pas ma faute. Mais comme au dessus, je n'y crois pas, parce que je sais qu'il y a de telles conséquences pour des étudiant - peut-être pour mes étudiants - et que ma note influe. Elle influe peu, mais elle influe.
Et pourtant je ne met pas 20/20 à tous. D'abord, je me dis que ça se verrait. Mais je pourrais rajouter quelques petits points qu'aucun professeur ne vérifierait. Je ne le fais pas. Je crois que je justifie ça par le fait que j'aimerai que le diplôme universitaire corresponde à une vrai qualité, que je ne le fais pas pour ne pas défavoriser les bons étudiants, qui méritent d'être reconnu comme tel même s'ils ne sortent pas d'une grande école. Peut-être par moutonnerie, parce que c'est ce qu'on attend de moi, ce pour quoi on me paye.
Je n'aime vraiment pas noter mes étudiants.
Notes
[1] je crois que c'est lui, mais Donald a trop de vie en tant que super héros pour que je sois sûr.
[2] Ça a du être la phrase la plus dure à écrire de ce blog... j'ai failli dire «sans être sûr que la cible mérite ce qui lui arrive», «sans être sûr qu'il faille attaque cette cible»... avec toujours en sous-texte la question de la définition de falloir et de mériter
[3] et quand je les entends discuter entre eux, parfois je me dis que j'aurai aimé en savoir moins.
Commentaires
Je pense que tu surestimes l'influence que tu peux avoir, tant positive que négative.
Mais comme tu l'écris, tu as une influence sur la note puisque tu donnes des cours aux étudiants : la solution à ton dilemme est donc d'enseigner du mieux que tu peux, en te disant que ça leur sera utile à plus d'un titre.
Je devrais commencer la notation cette année. Mais comme c'est du travail à la maison (et à deux en plus), je me dis qu'ils n'ont aucune excuse pour ne pas y arriver (en excluant les problèmes personnels et la surcharge de travail dans les autres matières, parce que si je commence à penser comme ça, je vais finir avec le même genre de réflexions que toi...)
Typhon parle de surestimer ton impact. Je suis d'accord sur le fond.
Sur ce truc négatif -- faire rater les études de quelqu'un sur une note :
Tu ne seras jamais le caillou qui déclenche l'avalanche. Tu n'es le genre de profs qui fait sauter des étudiants parce que tu "ne les sens pas" dans ta matière, qu'ils "n'ont pas l'état d'esprit qu'il faut". Tu as des exigences, un barème, et tu notes. UNE mauvaise note ne déclenche pas une cascade d'événements menant un étudiant à abandonner ses études.
En revanche, tu peux être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. UNE mauvaise note arrive aux oreilles des parents, qui demandent pourquoi ils paient si leur rejeton rate un devoir. Le rejeton déprime de son savon, rate deux jours de cours et se fait sucrer sa bourse. Mais si UNE mauvaise note suffisait à faire déborder le vase, finalement, peux-tu te sentir responsable ? Un vase où il restait si peu d'espace aurait fini par fuiter de lui-même, pour peu qu'on le remue un peu.
Je comprends tout à fait cette envie de définir sa responsabilité exacte, de ne pas minimiser les conséquences de ses actions. Mais il ne faut pas tomber dans un excès où on se sentirait coupable de tout, et où on ne pourrait plus agir du tout par peur de rendre le monde pire.
Fays ce que dois, advienne que pourra.