Le nom et l’œuvre.

Le nom et l’œuvre. Voici une réflexion qui me taraude depuis un moment. Sur laquelle ma position a beaucoup évolué, et où c'est probablement pas fini car je suis toujours mal à l'aise.

Je suis personnellement persuadé qu'une création, que ça soit un sketch, un roman, ou un article mathématique, existe en tant que tel. C'est une suite de lettre, avec des informations de mise en page/de mise en scène.

Ainsi, ça ne me gène absolument pas de lire du O. S. Card, même si je sais que l'auteur est activement militant pour des causes homophobes, car l’œuvre est vraiment captivante. Et si je continue à lire du Card, ce n'est pas que j'ai envie de soutenir cet homme, c'est que son nom sur un bouquin est l'indicateur d'une forte probabilité de tomber sur un bouquin passionnant.

En humour, comme en chanson aujourd'hui, l’interprète est souvent l'auteur, mais ce n'est pas une obligation. On a l'impression que seul Devos peut jouer professionnellement du Devos, mais j'y crois pas. Après tout, on peut se passer de Molière pour jouer du Molière, et Renaud n'est pas le seul à avoir chanté du Renaud. Je ne connais pas grand chose de l'homme que fut Devos en dehors de la scène, et ça ne m’intéresse pas tant que ça.

Il me semble que c'est aussi pour ça que je n'ai grosso modo jamais cherché à être anonyme. Même du temps où j'avais le pseudo "Arthur Rainbow", mon vrai nom était facile à trouver, puisque c'était mon email. Le one-man, les sketch, les idées ont de l'importance, moi non.

Et c'est un point qui m'a beaucoup gêné quand j'ai fait de la télévision, mais j'ai eu du mal à mettre le doigt dessus. Dans ma tête, j'y allais pour faire des sketchs, je n'aimais pas la conversation avant/après. Car pour faire bien à la télé, on me demandait d'être intéressant aussi en dehors du sketch. C'est probablement évident pour un habitué, pour moi ça ne l'était pas. D'ailleurs en tant que spectateur, j'étais gêné quand le jury cherchait à savoir qui était l'homme qui a joué le sketch au lieu de juste regarder le sketch.

Ceci dit, je suis aussi au courant qu'une partie non négligeable de la population a l'opinion inverse. Je voyais des gens accorder plus d'importance à l'homme qu'à l’œuvre avec l'ampleur qu'a pris l'appel au boycott de Card. Avec ceux qui m'ont posé des questions sur les coulisses de l'émission et pas parce qu'ils comptaient y passer ce qui aurait justifié la demande de renseignement. Avec le succès des journaux people aussi. Mais je commence seulement à réaliser que c'est aussi un avis partagé par des créateurs.

Certes, j'entendais dire que le nom est une marque, qu'il faut la soigner. Bref, des trucs de marketeux, pour vendre des bouquins qui nous donnent la conduite à tenir pour avoir du "succès". Tous le contraire de la culture hacker, autour de laquelle je tourne pas mal, qui dit qu'on ne se soucie pas de qui est la personne, pourvu qu'elle soit capable de faire quelque chose.

Un billet a un peu fait le tour des humoristes sur le web, qui prévoit une révolution dans le monde de l'humour pour 2014. Il y a tellement de spectacles, d'humoristes, que si un individu se déplace pour aller en voir un, au lieu de profiter d'une des innombrables œuvre à l'écran, il faut qu'il y ait une raison particulière. Et qu'en particulier pour l'humoriste, ça sera l'attachement qu'on a à l'homme sur scène.

Certes, il m'arrive de voir des humoristes juste parce que j'apprécie l'homme sur scène. Mais dans ce cas, c'est un copain, quelqu'un que je tutoies, et qui connaît mon nom. Ce n'est pas quelque chose de généralisable pour un spectacle qui marche.

Et pourtant, cette idée, d'aller voir quelqu'un parce qu'on apprécie, est totalement cohérente. L'humoriste n'est pas comme un chanteur, on ne peut pas aller voir quelqu'un pour réentendre "son" sketch comme on réécoute "sa" chanson. Et même si c'est un humoriste virtuose, rien ne garantit que le temps et l'argent que ça prendra d'aller le voir sera rentabilisé par un ressenti suffisamment bon. Un bon chroniqueur, un bon humoriste dans les plateau télé, ne tiendra peut être pas sur un spectacle entier car le spectacle n'apportera rien de plus que ses 12 derniers sketchs en ligne. Alors que si on voit une personne, cohérente, avec un propos, il y a plus de chance d'avoir un résultat qui vaut le coup d'être regardé, et même d'être revu. Cette question du personnage était, mais je l'ignorais, sous-jacente à mon billet Est-ce qu'un one-man-show est une suite de sketch ?


Là où ça me gène encore, et c'est une réflexion en cours, donc pas forcément très claire ni cohérente, c'est que ça implique qu'un humoriste n'aura qu'un unique personnage, qui passera pour lui même.

Raymond Devos a toujours joué Raymond Devos. Peut-être que le comédien était assez doué pour faire rire avec un autre style. Qu'il aurait pu faire un spectacle entier, drôle, à la manière d'Elie Kakou. Mais même s'il l'avait voulu, ça aurait été étrange.

Pour prendre un exemple plus récent et moins encensé, dans la comédie musicale "Le soldat rose", l'affiche ne créditait pas "Corinne et Gilles Benizio" mais "Shirley et Dino", et plus récemment, c'était Dino qui faisait son Crooner, pas Gilles. C'était des personnages qui jouait des personnages, et d'après ce que j'ai pu lire, il était très dur pour ces deux humains de faire accepter qu'ils étaient autre chose que leurs deux personnages.

Et cette contrainte m'attriste et me fait peur. Sur mon blog, je dis ce que je veux, peu de gens me lisent. Sur le web, je pourrai aussi essayer à créer un personnage depuis rien, comme Babor lelefan par exemple. (Je pense à lui, car j'ai écouté il y a quelque heure le podcast où il était invité par Fibre Tigre, qui était invité par Navo. C'est passionnant, et ça parle entre autre de cette question du nom. Où en l’occurrence du pseudonyme.)

Mais si je voulais reprendre le one-man, je sais maintenant que ça voudrait dire que je dois choisir une unique image, un unique style, qui évoluera petit à petit et qui se construira avec le temps. Et d'ailleurs, même si j'ai été capable de faire plusieurs types d'humours, pour avoir vu ce que ça donne chez de meilleurs humoristes, je sais que ce n'est pas une bonne idée. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai écris une pièce de théâtre, et que je retente l'expérience, la distinction entre moi et le personnage est plus toléré.


Pour conclure, je réalise que même en dehors de la scène, connaître l'auteur influence le ressenti face à l'oeuvre. Pour reprendre l'exemple de Card, en le lisant, je ne peux plus ignorer ce que je sais de lui. D'ailleurs je trouve que ça rajoute quelque chose à la lecture, j'ai tellement de peine pour le héros de Sonate sans accompagnement - j'ai pleuré pour ce musicien - que j'ai pris l'habitude de dire que Card est un homme que j'aime détester.

P.S. dans le prochain billet, je reviendrai sur de la science, j'ai un billet déjà commencé depuis un mois sur son intérêt pour le jeune chercheur que je suis. Un jour je vais bien réussir à le finir !

Commentaires

1. Le mardi 11 mars 2014, 23:47 par Typhon

« la culture hacker, autour de laquelle je tourne pas mal, qui dit qu'on ne se soucie pas de qui est la personne, pourvu qu'elle soit capable de faire quelque chose. »

J'ai lu des conseils aux informaticiens débutant, leurs disant expréssément que contribuer à un projet libre les ferait bien voir de recruteurs potentiels, leur permettrait de développer leur réseau, etc..

Typhon

2. Le jeudi 13 mars 2014, 14:31 par Subbak

Je pense que tu ne peux pas franchement ignorer le fait qu'en tant qu'humains, on attache de l'importance à l'histoire d'un objet, d'une personne, d'une œuvre, parfois plus qu'à l'objet lui même. Tout ça vient de l'idée de continuité : à partir du moment où tu penses que le "moi" d'aujourd'hui est le même que celui d'hier, que ça s'applique aussi aux autres gens, et aussi aux objets auxquels on attache une importance, tu commence déjà à vouloir regarder le passé pour informer le présent, quand bien même le présent se suffirait à lui-même. Enfin bon, toi aussi tu lis le blog de David Madore : http://www.madore.org/~david/weblog...

En plus de ça, tu n'en parles pas dans ton billet mais il y a le fait que si j'aime un créateur et ce qu'il fait, j'ai souvent envie qu'il continue et donc je vais avoir envie de le soutenir financièrement en payant une entrée à un de ses spectacles, en soutenant un projet Kickstarter, ou en faisant une donation. Mais même si j'aime bien un œuvre, je ne vais pas vouloir donner d'argent à un homophobe revendiqué comme Card.

3. Le vendredi 14 mars 2014, 02:08 par LCF

On peut lire Céline et refuser son antisémitisme. On peut lire Card et refuser son homophobie. On peut écouter Von Thronstahl et n'avoir que faire de leurs positions politiques.
On peut apprécier le travail artistique de quelqu'un sans être d'accord avec lui. Après, la grande question, c'est "Comment se débrouiller pour ne pas lui donner de pognon / financer sa cause?".

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